Fukushima, récit d’un désastre
Références de l'ouvrage
FERRIER, Michaël, Fukushima, récit d’un désastre, Gallimard, Paris, 2012, 310 pages.
L’auteur
Né en 1967, lié à l’Océan indien par ses origines familiales et son enfance, Michaël Ferrier vit à Tokyo où il enseigne la littérature à l’Université Chuo. Contributeur de L’Infini et de la NRF, chercheur mettant au jour les liens interculturels entre Japon et mondes créoles, il a publié aussi bien des romans comme Kizu (la lézarde) (2004) ou Sympathie pour le fantôme (2010) que des essais. Le Prix Édouard-Glissant récompense en 2012 l’ensemble de son œuvre, dont l’opus le plus connu reste Fukushima, récit d’un désastre. C’est immergé dans la langue, la culture et la société japonaises qu’il a assisté en 2011 à la triple catastrophe du 11 mars (séisme, tsunami, accident nucléaire) et pris le parti d’écrire ce qui s’apparente d’abord à un journal pour évoluer vers un essai.
Résumé
L’ouvrage se déroule en trois parties elles-mêmes composées de multiples paragraphes assez courts, à la façon de notations fragmentaires suivant très librement le fil chronologique et narratif des évènements puis celui des pensées conséquentes à la nouvelle ère post-catastrophique qui s’ouvre. Dans « Le manche de l’éventail », il est avant tout question de narrer les faits et de préciser le pacte d’écriture qui se scelle, la décision de témoigner in situ et de rester au Japon à un moment où beaucoup d’étrangers cherchent à le quitter. Le titre de cette partie fait allusion au seul endroit de tout l’archipel qui ne tremblerait pas, ce « pivot de l’éventail, Ôgi no kamane », synonyme de calme et de lucidité, auquel aspire l’auteur. Les « Récits sauvés des eaux » recueillent la description des traces laissées par la catastrophe, observées lors de son voyage, ainsi que les récits de survivants rencontrés en chemin. « La demi-vie, mode d’emploi », enfin, est un essai qui médite sur la vie possible dans un monde irradié. Au fil du récit heure par heure, l’événement est d’abord domestique, vécu depuis la tasse de thé qui tremble et de sous le bureau où les livres tombent. Largement cités, télévision et journaux relayent ensuite les destructions causées par le tsunami, de même qu’un ami météorologue, alors qu’au rythme des répliques, il n’est question que d’« attendre et lire ». De sa première étape à Kyoto, paradoxalement dépeint en paradis érotique et serein, au Tohoku dévasté où il se rend avec son épouse, l’auteur rend dans un sobre présent de narration les ravages de la vague et les pollutions qu’elle cause, le fracas du monstre dans les souvenirs des rescapés, les villes désertées aux horloges figées à 15h33, le bouleversement topographique d’horizons méconnaissables, recouverts de cette boue odorante, caractéristique du tsunami (hedoro), les réfugiés parqués comme du « bétail humain », exprimant leurs doutes quant aux mensonges décennaux du progrès technique, la zone interdite enfin, « sphère fantomatique et sombre », enfer silencieux où « ne reste que la peur », but ultime du voyage mais où se forge la conviction que « la mort n’est pas le point final ». Méditative, la dernière partie après le retour à Tokyo s’interroge sur la façon dont on s’habituerait à la vie radioactive, sous une avalanche de chiffres et de slogans visant à ce que la vie continue comme avant. Y sont dépeints les nouveaux mots et les nouveaux gestes, la rétention et la dilution de l’information, la mort sociale des irradiés, la chape de plomb qui refoule les récits du 11 mars, bref la « catastrophe continuée », sans fin.
La présence de la question environnementale dans le texte :
Les thèmes écologiques sont-ils centraux ou marginaux dans le texte ?
Ils sont centraux, planétaires et transposables partout où l’industrie nucléaire s’est installée. Par un jeu d’échelles transnational, on discerne la logique mobile de capitaux irresponsables capables de fuir les contrées qu’ils ont contribué à dévaster, logique qui contraste non seulement avec le choix de rester et de témoigner, mais avec la vie de celles et ceux pour qui la question ne se pose même pas. À travers le constat d’une civilisation du paysage chamboulée par la technique et l’argent, les enjeux écologiques impliquent également la langue, la culture et la mémoire comme rapports au monde.
Les événements liés à l’écologie sont-ils réels ou imaginaires ?
Il n’y a bien sûr que des évènements tristement réels, mais le regard qui s’y applique est multiple, rendant l’absurdité quasi fantastique de la dévastation, par exemple avec « les prétendus fleurons de la technologie nucléaire [qui] ressemblent à des volières dévastées » (p. 77). Plus largement, le séisme et ses trop prévisibles conséquences sont interrogés à l’aide d’une vaste culture lettrée qui n’en est éloignée qu’en apparence : des dictionnaires de langue à Claudel et Bashô, et même du Dit du Heike aux Annales des trois règnes (Nihon sandai jitsuroku), c’est une mémoire pluricentenaire des catastrophes naturelles qui vient contredire le récit dominant d’une vague soi-disant imprévisible et sans précédent. Ce choix du recul savant contraste fortement avec le « temps réel » de la sidération médiatique, lequel cache une désinformation massive dont les discours sont documentés. Mythes et littérature ont non seulement pour effet de resituer l’impensable dans une historicité, mais de l’esthétiser sans pour autant le relativiser ou le banaliser. Une certaine terreur admirative pour les forces de la nature s’impose, qui dénonce en creux le mythe de la toute-puissance prométhéenne de l’homme.
Le texte fait-il apparaître des personnages assimilables à des figures typiques en lien avec l’écologie ?
Pas vraiment car on est loin de tout stéréotype. Les rescapés eux-mêmes se trouvent moins décrits ou objectivés qu’ils ne se voient, le cas échéant, donner la parole directe, le texte relayant alors l’expression de leurs questions et de leurs sentiments pris sur le vif, nuancés, complexes, multiples et contradictoires.
Citations
« Un autre pêcheur en veut particulièrement à ceux qui ont autorisé les rejets radioactifs dans la mer : ‘Une maison, ça se reconstruit… Un bateau, ça se répare… Mais la mer ? Qui va réparer la mer ?’ » (p. 185)
« Les centrales nucléaires étaient — si l’on peut dire — l’épicentre de la région. Salaires, revenus fonciers, impôts, taxes… C’était le poumon financier et même, d’une certaine manière, la fierté de ces villes. Tout était à sa place, les centrales tournaient, les cheminées fumaient, l’activité économique battait son plein, les distributeurs automatiques délivraient nuit et jour leurs canettes de plastique contenant de l’eau, du soda, du thé vert ou du thé chinois.
Maintenant, la centrale ne leur appartient plus, elle appartient au monde entier, elle est le symbole de ce qu’il n’aurait jamais fallu laisser faire. Elle n’abrite plus seulement des ouvriers ou des techniciens mais des soldats gantés, bottés, casqués, masqués, vêtus des pieds à la tête de combinaisons de combat. Elle est un monstre, qui crache en permanence son haleine mortelle, ses humeurs, à l’air libre, dans l’océan comme dans le sol… Elle est maudite dans la terre, dans le ciel et dans la mer. » (p. 193)
« ‘La radioactivité n’affecte pas les gens souriants (nikoniko) mais seulement les gens soucieux (kuyokuyo). Ceci a été prouvé par des expérimentations animales.’ […] Le traitement du docteur est donc simple et efficace : Be happy, don’t worry. […] Faut rigoler ! Ne plus s’en faire et apprendre à aimer la centrale, joyeuse, triomphante, rayonnante ! Un détail : le docteur Yamashita est conseiller pour les risques sur la santé de la radioactivité à la préfecture de Fukushima. Effectivement, c’est assez drôle. » (238-239)
Mots-clefs
nucléaire / catastrophe / responsabilité humaine / temps / Japon / tsunami
Fiche réalisée par Bertrand GUEST