Princes des fatras
Références de l'ouvrage
LOUDE, Jean-Yves, Princes des Fatras, Paris, Belin, 2015, 192 pages
L’auteur
Jean-Yves Loude (1950) est écrivain et ethnologue. Avec sa femme la photographe et ethnologue Viviane Lièvre, il parcourt le monde depuis plus de trente ans. Leur œuvre témoigne de la diversité des cultures du monde à travers leurs livres, leurs études, leurs romans adultes et jeunesse, mais aussi via leurs photographies et leurs conférences. Du Pakistan en Haïti, en passant par le Maghreb, l'Afrique de l'Ouest, le Cap-Vert, Lisbonne, São Tomé ou le Brésil, la variété de leurs terrains d’investigation atteste l’immense richesse de leur œuvre, mais aussi la constance et la force de leur engagement auprès des populations qu’ils côtoient, auxquelles ils n’ont de cesse de rendre poétiquement justice.
Résumé
Jeanjean, Cliff, James, Will, Flam et Gina sont six enfants inséparables qui habitent Cité Soleil, l’un des bidonvilles les plus pauvres de la capitale haïtienne. Malgré les difficultés du quotidien, la violence, l’extrême pauvreté ou les catastrophes naturelles (cyclones, inondations) qui mettent régulièrement à bas les maisons de tôle du quartier, ils coulent une enfance heureuse, unis par l’amitié, par leur amour pour le foot et pour leur maître d’école, Délicieux Justin, défenseur indéfectible de la cause locale. Gina, la seule fille du groupe, est chargée de raconter l’histoire des cinq de Cité Soleil : elle consigne ainsi les événements marquants dans un carnet à l’effigie de Maradona. On découvre au milieu du roman que c’est elle la narratrice, et que c’est son récit auquel nous avons accès. Cité Soleil, la véritable protagoniste du roman, n’a pourtant rien d’idyllique : écrasée par la misère, elle croule aussi sous les déchets de Port-au-Prince, qui s’amoncèlent invariablement dans ce coin-là de la capitale. Les enfants nagent littéralement dans les déchets, et si certains de leurs proches ou de leurs parents vivent d’activités de recyclage, le quartier a tout d’une décharge à ciel ouvert, et le risque du choléra est une menace réelle.
Grâce à l’initiative de M. Bob, un Blanc fortuné et philanthrope, il existe à Cité Soleil un centre de foot, L’Athlétique d’Haïti, qui entraîne les enfants et les nourrit, afin de les tenir éloignés de la violence qui mine le quartier. Lors d’un concours, Will est sélectionné pour un stage d’un an au Brésil et abandonne quelque temps la petite bande qui, en son absence, s’atomise et menace de tomber dans la délinquance. Pourtant, à l’occasion du séisme du 12 janvier 2010, Will revient vivre sur son île et prend conscience de sa mission auprès des déshérités dont il fait partie. Inspiré par les expériences brésiliennes qu’il a vues dans les favelas, Will a le projet d’implanter à Cité Soleil un centre de tri, l’idée étant de faire des déchets – les fatras, en créole d’Haïti – le principal moyen de subsistance de la communauté : le papier recyclé servirait à fabriquer des briquettes carton pour le chauffage, au lieu du charbon de bois, majoritairement utilisé dans un pays pourtant ravagé par le déboisement sauvage. De menace, le fatra devient alors ressource. Pour construire ce grand centre de retraitement, Will propose de renouer avec la pratique ancestrale du kombit, en créole « travailler-ensemble », sorte d’assemblée collaborative et horizontale qui a pratiquement disparu en Haïti. Son initiative attisant des jalousies, il est victime d’une agression. Durant sa convalescence de 77 jours, les habitants, séduits par son idée, construiront finalement le centre de tri, baptisé « Princes des fatras », et ce sous le patronage exceptionnel du guérisseur traditionnel, le très respecté Pè Mirak (Père Miracle), sorti de sa forêt et de son isolement pour collaborer au projet.
Le roman, basé sur les chroniques de terrain de l’auteur écrites à Cité Soleil en février 2014, déroule ainsi une fable optimiste et pédagogique, qui ambitionne à la fois de sensibiliser le public à la pollution, à la surconsommation, aux inégalités socioéconomiques et écologiques, tout en rendant hommage à l’écologisme des pauvres et à la puissance de résistance du peuple haïtien, décrit en véritable héros d’une histoire de libertés bafouées par l’Occident et le capitalisme sauvage. La notion de dette écologique des pays du Nord envers ceux du Sud est ainsi largement suggérée, bien qu’elle ne soit pas nommée comme telle. Enfin, le roman est une réécriture du grand roman écologique haïtien Gouverneurs de la rosée, écrit par Jacques Roumain en 1944 : les clins d’œil et les références sont multiples et l’auteur rend un hommage explicite à ce grand classique de la littérature haïtienne.
La présence de la question environnementale dans le texte :
Les thèmes écologiques sont-ils centraux ou marginaux dans le texte ?
Qu’il s’agisse des catastrophes naturelles (séismes, inondations, cyclones) et des moyens déployés pour y faire face, des dégâts causés par la prédation de l’homme (déboisement, surconsommation, pollution, épidémies, inégalités écologiques) ou encore du (néo)colonialisme, envisagé comme une spoliation brutale et continue, les thèmes en lien avec l’écologie sont absolument centraux. Le centre de tri n’est pas une action imposée du dehors, mais bien une initiative des habitants du quartier, qui, en défendant leur lieu de vie, défendent également la planète : c’est bien d’écologie des pauvres dont il est question. La prédation écologique est liée aussi à la question de la langue, et l’auteur se plaît à mêler au français le créole d’Haïti, la langue de ceux d’en bas, auxquels il rend ce faisant un puissant hommage.
Les événements liés à l’écologie sont-ils réels ou imaginaires ?
Réels : comme l’indique le cahier documentaire illustré à la fin du roman, L’Athlétique d’Haïti, créé par une association fondée par Boby Duval, existe bel et bien, et est réellement à l’origine du centre de tri. Les inondations, la pollution endémique de Cité Soleil ou le séisme du 12 janvier 2010, mentionnés dans le roman, sont bien réels eux aussi. Par son roman-chronique, Jean-Yves Loude entend saluer le courage de cette communauté, pionnière en matière de retraitement des déchets, tout en pointant la responsabilité, avérée elle aussi, des grandes multinationales.
Le texte et/ou les images font-ils apparaître des personnages assimilables à des figures typiques en lien avec l’écologie ?
Oui. Les artisans-recycleurs, les trieurs de rebuts, tous ceux qui œuvrent à la protection de leur milieu de vie, sont légion dans le roman. Outre l’instituteur Délicieux Justin, qui n’a de cesse d’attirer l’attention des enfants sur la dette écologique des pays du Nord envers Haïti, et M. Bob, le directeur de L’Athlétique d’Haïti qui promeut une forme d’écologie sociale, on rencontre aussi le « docteur-feuilles » ou guérisseur réputé, Pè Mirak (Père Miracle), gardien des pratiques traditionnelles se mouvant à la frontière entre nature et culture. Enfin, Will, le protagoniste du roman, est le double de Manuel, personnage principal du grand roman écologique Gouverneurs de la rosée, et représente ainsi le héros national œuvrant à la préservation de la terre locale, de ses richesses et de ceux qui la peuplent. La narratrice souligne également le rôle spécifique des femmes au sein de l’écologie populaire.
Citations
Si, en français, le terme « fatras » désigne un fouillis de vieilles choses sans intérêt, en créole d’Haïti, « fatra » est un mot fort, directement associé aux ordures. On le regarde de travers. Alors moi le narrateur, j’ai fait exprès d’associer dans le titre « fatras » à « princes ». Car pour moi, ceux qui comprennent un jour que les ordures peuvent produire des richesses et modifier leur vie, deviennent des « princes ». Oui, je le répète, les fatras peuvent transformer des pauvres en princes dans cette capitale d’Haïti qu’on appelle Port-au-Prince. Et ceux qui conquièrent ainsi leur liberté, savent ensuite gouverner leur destin. (p. 6)
Les déchets en plastique s’ajoutaient à la ferraille, aux briques cassées, aux portes cabossées, aux tôles trouées, aux pans de béton effondrés. La hauteur des détritus dépassait par endroits la taille des maisons. L’accumulation des fatras augmentait l’indécence de la situation. Le canal bouché était réduit à l’état d’une rivière de bouteilles qui débordait. L’écume de mousses industrielles se répandait sur les rives. Le goudougoudou [nom que les locaux ont donné au séisme] avait tout mis sens dessus dessous, mais il n’était pas le seul en cause. Will lança une pierre dans le flot de plastique.
Tout ce qu’on voit là, c’est pas fabriqué chez nous, mais loin d’ici dans des usines qui dégueulent leurs produits sur notre petite île. Et vous croyez qu’Haïti peut absorber autant d’emballages inutiles ? Et vous croyez qu’ils s’en soucient, ceux qui nous asphyxient ? Par moments, j’aimerais faire un paquet de toutes ces saletés et les renvoyer à l’adresse des pollueurs internationaux. Tout ce qu’ils savent faire, c’est balancer leurs marchandises et empocher les bénéfices. Moi, je dis, s’ils sont capables d’apporter les boîtes pleines ici, alors ils ont l’obligation de remporter les boîtes vides chez eux. (p. 106-107)
Mots-clefs
ville / pollution / responsabilité humaine / catastrophe / résilience urbaine / écoféminisme / écologisme des pauvres / dette écologique
Fiche réalisée par Anne-Laure Bonvalot