L'archipel des séismes
Références de l'ouvrage
QUENTIN Corinne et SAKAI Cécile (dir.), L’archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11 mars 2011, Éditions Philippe Picquier, Arles, 2012, 410 pages.
Les auteurs
Ce livre est le fruit d’un travail collectif regroupant – outre ses nombreux traducteurs – plus de trente auteurs très éclectiques, acteurs culturels de premier plan même lorsqu’ils restent peu connus hors du Japon. Ils offrent une véritable traversée de la société japonaise, littéraire comme extra-littéraire. Beaucoup sont issus de la région sinistrée du Tôhoku. Aux professionnels de l’écriture, romanciers, poètes, essayistes, chercheurs et journalistes, s’ajoutent les points de vue de femmes et d’hommes éprouvant la nécessité de prendre la parole, voire de la reprendre après s’être tus, comme Ôe Kenzaburô sorti pour l’occasion de sa retraite. Alors que le volume s’ouvre par le regard extérieur de Philippe Forest, il se ferme par un choix de poèmes de réfugiés restés anonymes.
Résumé
Ce recueil de textes courts mêle des récits non-fictionnels (essais, réflexions, témoignages souvent parus dans la presse) à quelques fictions et à des poèmes, offrant un état des lieux de ce que le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire toujours en cours de Fukushima font à une société, à sa langue, à sa culture et à sa littérature. La table des matières chemine du récit le plus factuel à la fiction et à la poésie en passant par des analyses, essais et tribunes de plus en plus subjectifs, montrant les conséquences incommensurables de l’événement sur les imaginaires collectifs. Au fil de récits et d’analyses mêlant les points de vue d’un géographe, d’un anthropologue, d’un psychiatre, d’un photographe, d’un architecte et d’un peintre, l’on voit des livres retomber de leurs étagères à chaque réplique du séisme, des experts en sécurité nucléaire prétendre que la radioactivité reviendrait à la normale, les souvenirs de la guerre et d’Hiroshima ressurgir, les odeurs et les goûts disparaître dans une région connue pour sa production agricole et halieutique mais aussi pour ses traditions culinaires, alors même que les affiches restées en place proclament encore que « la préfecture de Fukushima regorge de saveurs développées par sa nature généreuse et la particularité de son terroir ». Alors que l’architecte se demande comment ne pas seulement reloger mais permettre aux sinistrés d’habiter à nouveau un lieu quelque part, le photographe raconte s’être retrouvé face au vide. Chacun écrit ce que le 11 mars bouleverse fondamentalement dans les moindres détails de sa pratique, et l’écrivain n’est pas en reste à l’heure des déclarations selon lesquelles « ce n’est pas le moment de faire de la littérature ». Il s’attèle à déconstruire les sophismes et la langue de bois des firmes responsables de l’accident, à rappeler la mémoire des rapports et des mouvements civiques d’opposition à la construction des centrales. Interprétant les discours officiels, il tente de déjouer les mensonges pour établir les responsabilités, montrant que la catastrophe procède aussi d’un oubli de l’histoire et de la langue ainsi que d’une dilution des responsabilités inhérente aux mythes de la maîtrise technique.
La présence de la question environnementale dans le texte :
Les thèmes écologiques sont-ils centraux ou marginaux dans le texte ?
Ils sont centraux et concernent notamment la sortie du nucléaire, pour laquelle s’engagent explicitement nombre de textes. Au-delà de l’écologie politique, l’enjeu environnemental de ces textes concerne au premier chef la langue et les visions du monde qu’elle véhicule. Elle-même en partie irradiée en ce qu’elle dépend de l’industrie culturelle, comme l’ensemble des sociétés soi-disant « post-industrielles », la littérature réfléchit à sa dépendance au branchement technologique et à la « commodité » (Hosaka Kazushi) qui lui fait consommer de façon effrénée une énergie dont n’est jamais questionnée la quantité disponible ni la pertinence qu’il y a à la dépenser. L’essayiste en appelle à libérer l’art de l’économie qui le ronge et donc à le dénucléariser pour lui rendre son autonomie critique. Voilà qui réitère le raisonnement d’Adorno sur le poème après Auschwitz, qui réfutait que l’on puisse écrire de la littérature comme avant, tenir l’événement pour clos, sans en affronter les conséquences sur la possibilité même d’écrire et de parler. Les mots d’avant ne correspondent plus au nouveau monde cauchemardesque auquel il faut s’habituer.
Les événements liés à l’écologie sont-ils réels ou imaginaires ?
Le bouleversement des imaginaires est réel, palpable et immédiat. La ligne de démarcation entre fiction et non-fiction est précisément l’un des problèmes majeurs posés par l’accident nucléaire. Pour le critique Jinno Toshifumi, qui s’interroge sur le pouvoir et les transformations de l’écriture du roman dans les sociétés nucléarisées, les œuvres les plus intéressantes de l’après-11 mars sont celles qui touchent « ce quelque chose qui n’a plus rien à voir avec la fiction », des œuvres hybrides mêlant fiction et réalité. Dans son essai « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire », Saitô Tamaki rappelle l’émergence de fictions spatialement fractionnées dans les romans et les films de l’après Kôbe (séisme meurtrier de 1995), l’après 11 mars venant selon lui ajouter à cette imitation de l’espace fractionné, celle d’un temps fissuré.
Le texte fait-il apparaître des personnages assimilables à des figures typiques en lien avec l’écologie ?
Cet ouvrage fait entendre la voix d’intellectuels engagés, qui se trouvent donc de fait dans une posture littéraire typique. Mais au-delà de cet engagement, le cœur du livre réside dans son interrogation sur ce que la littérature et la pensée peuvent faire face au désastre. Pour pouvoir en rester l’interprète et aller plus loin que les discours officiels et médiatiques (eux-mêmes produits par des codes stéréotypés), la littérature doit s’adapter aux nouvelles catastrophes, qui ne sont plus que très marginalement « naturelles ».
Citations
« Reconstruire les routes et bâtiments détruits est un travail dévolu aux spécialistes. Mais la régénération de l’éthique et des modèles est notre travail à tous. Nous abordons cette tâche en pleurant les morts, en pensant à ceux qui souffrent du désastre, mus par le sentiment naturel de ne pas vouloir les abandonner dans leurs douleurs et dans leurs blessures. C’est un travail sobre et silencieux, un artisanat qui nécessite de l’endurance. […] Dans cette vaste entreprise collective, les spécialistes des mots, c’est-à-dire nous, écrivains professionnels, devons proposer de participer à certains travaux. Nous devons relier nouvelle éthique et nouveaux modèles à de nouveaux mots. Pour y faire bourgeonner et grandir des récits neufs et vivaces. Des récits que nous devons pouvoir partager, tous ensemble. Tels les chants des semences, ces récits devront être portés par des rythmes qui donnent du courage. C’est vraiment ainsi que par le passé nous avons reconstruit un Japon dévasté par la guerre. Ce point de départ, nous devons sans doute y revenir. » (Murakami Haruki, journal Mainichi du 10 juin 2011, cité par Jinno Toshifumi, « Le 11 mars et le roman depuis lors », p. 181-182)
« […] Hiroshima Fukushima. Il pleut sur ces insignes.
À la surface de cette île d’ignorance ressurgit la
terre des morts.
Sur l’herbe à peine germée le généreux
baptême du plutonium.
Secoués emportés mensonges au-delà de la
dose mortelle.
Archipel des séismes et des tsunamis, centrales
et cerisiers en fleurs. »
(Natsuishi Banya, haïkus « Tsunami et réacteur nucléaire », revue Ginyû, n°50, 15 mai 2011, trad. C. Sakai, p. 388)
Mots-clefs
catastrophe / contamination / énergie / Japon / mémoire / nucléaire / responsabilité humaine
Fiche réalisée par Bertrand GUEST