El Comité de la noche
Références de l'ouvrage
GOPEGUI, Belén, El comité de la noche, Barcelone, Mondadori, 2014, 260 p. (non traduit en français)
L’auteur
Belén Gopegui, née à Madrid en 1963, est une romancière et essayiste dont l’œuvre est emblématique de l’actuel regain de vigueur que connaît en Espagne la fiction critique. La possibilité de l’engagement révolutionnaire dans le temps contemporain, l’écologie urbaine, l’incidence du capitalisme sur la construction de l’intériorité, les contours d’une subjectivité néolibérale, les potentialités politiques d’internet ou encore la possibilité d’une narration collective, constituent les thématiques privilégiées de son univers romanesque. Son travail, à la fois formel et théorique, sur les catégories de l’indicible et de l’impossible en littérature, en particulier sur le caractère normatif de la vraisemblance, vise à renouveler en profondeur le champ du réalisme, qu’il faudrait dès lors envisager non plus selon une logique de l’adéquation ou du reflet, mais à l’aune du critère de possibilité. L’auteure s’inscrit ainsi dans une perspective de rénovation active des formes et des langages du roman social. Belén Gopegui a notamment publié La conquête de l’air (La conquista del aire, 1998), Le côté froid de l’oreiller (El lado frío de la almohada, 2004) ou Désir d’être punk (Deseo de ser punk, 2009).
Résumé
Le roman met en scène deux femmes d’une trentaine d’années, Álex et Carla, qui vont unir leurs efforts afin de lutter contre la privatisation de la collecte du sang humain. Le texte est structuré en deux parties de longueur inégale, chacune déroulant l’histoire, en focalisation interne, de l’une des deux protagonistes.
Dans la première partie (46 pages), Álex, une hématologiste madrilène qui a perdu son emploi dans une Espagne en crise, revient vivre avec sa fille chez ses parents. Cette précarité nouvelle la conduit à écrire les motifs qui l’ont poussée à rejoindre « le comité de la nuit », une organisation clandestine qui cherche à enrayer avec les moyens dont elle dispose la violence de la crise économique, et plus généralement à combattre l’aliénation et la précarisation de la vie. La crise économique dont il est question est aussi une crise de l’oikos, de la notion même d’habitabilité, puisqu’Álex décrit un monde en passe de devenir inhabitable, un espace urbain dont les pauvres et les chômeurs se retrouvent tout bonnement expulsés. Crise du logement, cherté de la vie, mais aussi crise de la subjectivité, d’une intériorité qui échoue à se constituer en refuge : Álex, qui écrit « de nulle part » (p. 19), dit chercher dans l’écriture et dans la politique les moyens de construire un espace appropriable par tous.
Dans la seconde partie (197 pages), Carla, une biologiste ayant travaillé pour la filière slovaque les Laboratoires Pharmen, une entreprise suisse spécialisée dans la fabrication de produits dérivés du sang, a recours à son retour à Madrid aux services d’un écrivain public, et lui livre le récit de ses tribulations à Bratislava. Carla a subi de la part de ses supérieurs des pressions l’invitant à falsifier des données sur la qualité du plasma sanguin afin de favoriser, de manière totalement illégale, la privatisation et la rémunération du don du sang en Slovaquie. L’entreprise cherchait à provoquer artificiellement une raréfaction du sang disponible pour faire croire à une pénurie nationale qui inciterait le pouvoir à autoriser les chômeurs et les pauvres à vendre leur propre sang en vue d’augmenter les stocks. Carla est alors victime d’un chantage : si elle falsifie les données, on lui garantit que sa belle-sœur Elenka pourra bénéficier de la greffe du foie dont sa vie dépend. Carla est approchée par le comité de la nuit, qui cherche à stopper les agissements des Laboratoires Pharmen. Avec l’aide d’Álex, avec qui elle vivra une brève mais intense idylle, Carla parvient à rendre public un rapport compromettant sur les intentions des Laboratoires Pharmen. Le scandale suscité par un tel rapport pousse la Ministre de la Santé exproprier les locaux de l’entreprise. Une victoire politique qui se solde pourtant, en représailles, par le double assassinat de Carla et d’Álex. On apprend alors que Carla est une narratrice d’outre-tombe, venue trouver l’écrivain public afin de laisser une trace durable de son combat. De l’aveu de l’écrivain d’ailleurs, écrire, c’est précisément « convoquer des fantômes » (p. 161), et par là « faire revenir ceux qui ont été expulsés du présent » (p. 78).
La présence de la question environnementale dans le texte :
Les thèmes écologiques sont-ils centraux ou marginaux dans le texte ?
Les thèmes écologiques sont centraux dans le texte, qui s’ouvre sur un récit prenant principalement pour objet la précarité, la crise du logement, la raréfaction de l’espace habitable en Espagne – la réflexion étant facilement généralisable à l’ensemble des pays ébranlés par la crise. Un autre point, plus existentiel, porte sur la possibilité de conserver un espace intérieur dans un contexte où les conditions d’existence n’en finissent pas de se dégrader : le psychologique et l’écologique se trouvent intimement mêlés. Autre point nodal du roman : la question de la privatisation et de la rémunération du don du sang, et celle, concomitante, de la marchandisation croissante du vivant. Crise économique, engagement militant et problématiques écologiques se trouvent, comme cela est toujours le cas chez Belén Gopegui, intrinsèquement liées. Au vu de la prépondérance du point de vue féminin dans le récit, et dans la mesure où celui-ci relie étroitement les problématiques de genre et celles de l’écologie, on lira volontiers ce roman comme une fiction éco-féministe.
Les événements liés à l’écologie sont-ils réels ou imaginaires ?
Les événements liés à l’écologie sont réels, dans la mesure où le débat sur la rémunération du don du sang est extrêmement vif dans l’actualité. Dans de nombreux pays dont le texte fait mention (p. 114), la vente de sang est en effet autorisée, l’État n’ayant pas, ou plus, le monopole de sa distribution. Le but est notamment de doper la compétitivité des entreprises ou des États commercialisant des produits issus des dérivés du sang (médicaments, plasma thérapeutique, etc.). En Allemagne ou aux États-Unis par exemple, le groupe suisse Octopharma rémunère les donneurs volontaires : on peut ainsi voir dans l’entreprise Laboratoires Pharmen, suisse elle aussi, un homologue fictionnel de la première. Le maintien du caractère public et gratuit de la collecte de sang est ainsi un enjeu politique, éthique et écologique majeur : en France, l’EFS a perdu en février 2015 son monopole en matière de récolte du sang. Quant aux réflexions sur la précarisation générale de l’existence et sur la vague de jeunes chômeurs expulsés de leur propre logement, il s’agit également d’une criante réalité qui induit des modifications profondes des formes de l’habitat urbain. Il faut également noter que le Manuel de guérilla urbaine, du révolutionnaire brésilien Carlos Marighella, se trouve amplement glosé par un des militants qui appelle de ses vœux une redistribution en profondeur de l’espace urbain.
Le texte et/ou les images font-ils apparaître des personnages assimilables à des figures typiques en lien avec l’écologie ?
Oui, les militant.e.s du comité de la nuit peuvent être considérés comme des militants écologistes. Si leur entreprise politique dépasse la stricte défense de la cause environnementale, celle-ci est pourtant au cœur de la démarche de l’organisation clandestine, dont l’objectif est que le combat « pour le droit à une vie ni ne soit ni à acheter ni à vendre produise à son tour des espaces de liberté » (p. 235). Álex, mais aussi Carla qui s’engage progressivement, malgré elle d’abord, sont ainsi les figures d’un engagement éco-féministe et éco-socialiste, même si celui-ci n’est jamais nommé en tant que tel.
Citations
“Vender la sangre, vender riñones, vender la vida. “Ya que no puedo pagar la hipoteca, quédese con mi hígado, mi corazón y mi páncreas pero no eche a mi familia de la casa.” Aquí es donde quería llegar. Tendré que decir lo que no pienso: “Esto es lo que hay” y “ya que los órganos se venderán de todos modos, mejor al menos una regulación”. Tendré que sumarme a los que comienzan a partir de lo que supuesta e irrevocablemente compone en el mundo, a los que dan por buena la línea de meta y el origen. Pero yo he visto a los que no comienzan, he nacido de ellos y no me orgullece haberlos dejado atrás. “Lo que hay” es la mayor ficción que se ha inventado. “Lo que hay” no existe sino que está siendo construido ahora mientras escribo. Sin desigualdad nadie se sentiría obligado a vender un órgano, nadie apelaría a una necesidad impuesta por otros.” (p. 137)
Vendre son sang, vendre ses reins, vendre sa vie. « Puisque je ne peux plus payer mon crédit, prenez mon foie, mon cœur et mon pancréas, mais ne jetez pas ma famille dehors ». Voilà où je voulais en venir. Je vais devoir dire ce que je ne pense pas : « C’est comme ça », et « puisque les organes seront vendus de toute façon, mieux vaut au moins une régulation ». Je vais devoir me joindre à ceux qui partent de ce qui supposément et irrévocablement compose le monde, à ceux qui acceptent la perspective et l’origine. Mais j’ai vu ceux qui ne partent de rien, je suis né parmi eux et je ne suis pas fier de les avoir laissés derrière moi. « C’est comme ça », voilà la plus grande fiction qu’on ait jamais inventée. « C’est comme ça », ça n’existe pas, c’est une idée que l’on construit au moment où j’écris ces lignes. Sans inégalités, personne ne se sentirait obligé de vendre un organe, personne n’invoquerait une nécessité imposée par autrui.
Mots-clefs
responsabilité humaine / bioéthique / corruption / maladie
Fiche réalisée par Anne-Laure BONVALOT