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    4 décembre 2014 - Sylvie Servoise

    4 décembre 2014 - Sylvie Servoise

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    Sylvie Servoise

    Nature contre Histoire : Lectures politiques du Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

    Introduction

    Le Guépard [Il Gattopardo] de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, paru en 1958 à titre posthume, est généralement présenté comme un roman historique, dont l’action se situe dans une Sicile bouleversée par les luttes sociales et politiques du Risorgimento. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, un roman « écologique ».

     D’abord au sens étroit du terme, puisqu’on assiste bien à une représentation des relations entre des êtres vivants (les hommes, mais aussi, les animaux, relativement nombreux dans le roman) et leur milieu naturel (en l’occurrence la Sicile, son soleil implacable et souverain, ses pluies torrentielles et ses vents violents ; mais aussi la voûte céleste, le Prince de Salina, le personnage principal, étant un astronome distingué).  Mais on peut parler aussi de roman écologique au sens plus large du terme, selon l’usage analogique qu’en font les sciences humaines : « études des relations réciproques entre l'homme et son environnement moral, social, économique » et, ajoutons, historique. De fait, le roman se concentre principalement sur la façon dont un aristocrate, le Prince de Salina, vit les événements de 1860 qui marquent, en même temps que le rattachement de la Sicile au nouveau Royaume d’Italie, le déclin de la noblesse au profit de la classe montante qu’est la bourgeoisie.

    Or ce roman écologique se construit sur une tension entre nature et histoire, autrement dit entre deux milieux dans lesquels évolue l’humain. Cette tension, précisément, est vécue de l’intérieur par un personnage, le Prince, déchiré (pour le dire vite) entre son aspiration à l’ordre immuable de la voûte céleste et son embarquement, non voulu mais incontournable, dans l’histoire. A partir de cette idée, dont on verra jusqu’à quel point elle est tenable, d’une opposition entre Nature et Histoire s’est développée, et principalement au moment de la parution du livre, une lecture politique du roman lampedusien, qui a conduit à un véritable procès. Parce qu’il mettrait en scène une Sicile immuable, imperméable au changement historique, parce qu’il ferait de la révolution des étoiles – autrement dit un retour à l’identique – la seule révolution concevable, Le Guépard serait un livre foncièrement conservateur. L’immobilité du temps et de l’espace à l’œuvre dans le roman ne seraient que l’expression d’un immobilisme idéologique et politique : celui du personnage, et celui de son auteur, Prince de Lampedusa, descendant d’une grande famille sicilienne - mais qui a perdu depuis longtemps (près d’un siècle justement) son lustre et son opulence.

    Comment on peut faire une lecture politique d’un roman à partir de la représentation qui y est faite des éléments naturels, terrestres et célestes, géographiques et cosmiques, c’est ce qui nous occupe ici.  On notera que c’est une manière d’aborder la relation entre écologie et politique dans un sens bien déterminé : il ne s’agit pas de déceler un quelconque discours écologique militant (défense du milieu naturel) dans le roman de Lampedusa, de voir dans la nature un ensemble de valeurs à défendre, autrement dit d’en faire un objet politique d’engagement. Il s’agit plutôt de voir comment dans la simple mise en œuvre de l’environnement naturel se niche, ou se nicherait, une prise de position politique. Serait ainsi à l’œuvre non pas un engagement écologique donc, mais un engagement dans l’écologie du roman.

    Nature contre Histoire

    La tension entre Nature et Histoire se manifeste dans le texte principalement de deux façons : d’une part, elle prend la forme d’une distinction, qui est aussi une hiérarchisation, entre le ciel et la terre. Dans le premier règne un ordre éternel et incontestable, animé par le mouvement régulier, et prévisible, des étoiles ; dans le second, se manifeste un désordre bruyant, traversé par les luttes des hommes qui s’agitent – c’est-à-dire font l’histoire. D’autre part, mais les deux éléments sont inévitablement liés, la tension prend la forme, d’une dissolution de l’Histoire dans la nature, et tout particulièrement du temps historique dans le temps naturel.

    Lectures politiques du Guépard

    S’il fallait résumer en un mot les principales critiques qui ont été faites au roman – et qui émanaient principalement de l’intelligentsia de gauche - ce serait sans doute le terme d’ « immobilisme » qui conviendrait le mieux. Il rassemble en effet en un concept unique une série de remarques récurrentes : celles-ci portent à la fois sur la philosophie de l’histoire, au mieux désenchantée, au pire cynique, qu’exprimerait Lampedusa dans le roman (celle de l’éternel retour) ; sur la position idéologique d’un auteur réactionnaire qui regretterait la perte de ses privilèges ; sur un style jugé « vieillot  », qui serait celui des auteurs décadents du XIXe siècle. En somme, Le Guépard serait un roman anachronique, et son auteur en retard de plusieurs révolutions, politiques comme esthétiques.

    Ce point de vue repose sur une lecture erronée du roman, qui a notamment pris prétexte de l’immobilité du temps et de l’espace représentés. Or la fin du roman montre, à rebours d’une telle lecture, la revanche de l’Histoire sur la nature. Plus exactement, les dernières pages du Guépard révèlent la véritable valeur de la nature dans ce roman : sa valeur métaphorique, qui excède la traditionnelle notion de « paysage état d’âme ». La nature est certes cet espace dans lequel le Prince projette son désenchantement, ses aspirations, puise les motifs de son scepticisme ; mais elle est aussi cet espace, extérieur et intérieur, que l’homme habite et qui l’informe, au sens de lui donner forme.

    Conclusion

    Il n’est donc pas tant question d’opposer la nature contre l’histoire que de de montrer que nature et histoire sont deux fléaux qui rappellent l’homme à sa condition finie, deux espaces où conforter (la nature, qui remet les hommes à leur place) ou combattre (c’est le rôle de l’histoire) cette finitude. En ce sens Le Guépard est bien un roman écologique, qui représente les relations d’être vivants à leurs milieux et montre le rapport de réciprocité qui les relie.

    [synthèse proposée par Sylvie Servoise]