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    Kazuto Tatsuta - Au coeur de Fukushima

    Kazuto Tatsuta - Au coeur de Fukushima

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    Au coeur de Fukushima

    Références de l'ouvrage

    TATSUTA, Kazuto, Au cœur de Fukushima, journal d’un travailleur de la centrale nucléaire 1F, (いちえふ 福島第一原子力発電所労働記 Ichiefu - Fukushima Daiichi Genshiryoku Hatsudensho Annaiki, 2013) (traduit et adapté du japonais par Frédéric Malet), Kana, coll. « Made in », Paris, 2016, 190 pages.

    L’auteur

    Tatsuta est un pseudonyme emprunté à une gare désaffectée de la zone interdite. C’est le nom que se serait donné un mangaka désargenté de Tokyo pour raconter son travail volontaire sur le site de Fukushima, de juin à décembre 2012, soit plus d’un an après la catastrophe, avant de gagner le prix du magazine Morning et de publier ce best-seller. Le strict anonymat de ce quinquagénaire sans autre publication connue, qu’il justifie par le besoin de retourner travailler sur place incognito, laisse pourtant penser à une mystification favorable au lobby nucléariste, industriel et gouvernemental. Ichi-Efu (1F) s’annonce déjà comme ayant plusieurs tomes et enrichit le genre du manga post-Fukushima, fécond et polémique (comme en témoigne la censure de Oishinbo en 2014, critiqué, modifié puis interrompu dans sa publication pour avoir fait le lien entre un saignement de nez et les radiations).

    Résumé

    Au cours des 8 chapitres d’un feuilleton très riche en bulles comme en commentaires, le narrateur autobiographique témoigne de son quotidien de travailleur à Fukushima. Derrière les noms d’emprunt, le récit plonge dans le quotidien des décontaminateurs, de petites brigades d’hommes d’âge moyen ou avancé, dont le monospace tourne sur le parking de la centrale pour trouver une place le matin et brave une heure d’embouteillage aux check-point de sortie le soir. Loin d’être selon lui un enfer, ce gigantesque chantier où l’on est fier de travailler est décrit comme banal et ordinaire, chacun s’habituant à la débauche de plastique jetable qui entoure le moindre geste. Une prophylaxie aussi dérisoire que contraignante à laquelle il s’en remet comme tout le monde avec confiance, dessinant son masque et sa combinaison préférés ainsi que les tickets indiquant la dose quotidienne de millisieverts reçue, toujours faible. Non-linéaire, répétitif, le récit retrace l’embauche puis les tâches successives de cet employé modèle : l’entretien de la salle de repos — un ensemble de préfabriqués calfeutrés où l’on se languit de n’être qu’en arrière-ligne — puis le déblaiement près des réacteurs. La mise en abyme finale montre le dessinateur se moquant des journalistes apeurés de Tokyo qui l’interviewent, avec cet humour caractéristique du cœur de la vie sociale remémorée, l’espace fumeur, « jaune de nicotine », où « l’air est encore plus mauvais que dans les réacteurs ». Ce qui est raconté (et mérite seul de l’être ?), ce sont les blagues, l’ambiance soudée, le repos et les repas, si bien que l’on se demande ce qui nourrira les tomes suivants.

    La présence de la question environnementale dans le texte :

    Les thèmes écologiques sont-ils centraux ou marginaux dans le texte ?

    Aux antipodes de toute impression apocalyptique, le parti pris du récit dit « neutre » gomme en fait toute tonalité critique, donnant l’impression qu’en dépit de « ceux qui rouspètent », tout est sous contrôle sur ce qui n’est plus le lieu d’une catastrophe mais un chantier futuriste prometteur. Le propos évite toute perspective écologique, même s’il est ponctuellement question des animaux nés après la catastrophe, tel ce veau sans tatouage croisé sur la route d’accès. Que le volume s’avère être l’authentique témoignage « objectif » d’un ouvrier ou une discrète opération de propagande, il témoigne du verrouillage préoccupant de la liberté d’expression et de la pensée critique écologiste au Japon : le questionnement est tabou alors que le gouvernement relance le programme nucléaire dans le plus grand déni démocratique.

    Les événements liés à l’écologie sont-ils réels ou imaginaires ?

    Le manga est-il une authentique autobiographie ou un récit à thèse reposant sur un pseudo-pacte autobiographique ? Si le statut de l’ouvrage reste indémêlable, le récit est minutieusement réaliste, son luxe de détails venant éclairer combien la centrale, sensément, n’est pas l’enfer qu’en ont fait « les médias » et « les légendes urbaines ». Au-delà de TEPCO, Hitachi ou Toshiba dont les drapeaux flottent en place visible, ce monde du travail est régi par une sous-traitance privée démultipliant les niveaux. Plans, schémas et infographies insérés donnent une idée précise des lieux, des outils et des vêtements de protection, faisant ressembler ce manga à un mode d’emploi, avec tout ce que cela suppose d’une propagande technologique sur la gestion sans faille des risques.

    Le texte fait-il apparaître des personnages assimilables à des figures typiques en lien avec l’écologie ?

    Figure traditionnellement sacrificielle, le liquidateur reçoit ici un traitement particulier. Alors que Yoko Tawada explique dans son Journal des jours tremblants qu’à l’instar de tous les travailleurs du nucléaire, il est quelqu’un qui fondamentalement n’a pas le choix, celui-ci, tokyoïte au grand cœur, s’engage volontairement par solidarité avec la région qui le fournit en électricité. Renversant toute perspective victimaire, il brave la peur et la gêne de toute une société pour intégrer un milieu qu’il dépeint avec fierté. Même s’il critique la bureaucratie et les bas salaires versés en espèces à la fin du mois, sa vision des entreprises qui l’emploient par intérim vante le fait qu’elles fourniraient formations, repas et examens médicaux poussés. Il se félicite d’avoir eu des « expériences intéressantes » et remercie vétérans paternalistes et collègues souriants, loin de mettre en cause la mise à disposition des ouvriers ou leur division managériale, pourtant visibles en creux. Son récit conforte in fine ceux de l’héroïsme national et de l’idéologie solutionniste technicienne, sous couvert de tordre le cou aux idées reçues. Toute inquiétude, tout doute sont forcément faux, ce qui rend son discours très monologique et moins « neutre » qu’il le prétend. « Il n’y a pas d’opinion et c’est cela qui est intéressant », recense Le Monde… intéressant et contestable.

    Citations

    [Remarque : La bande dessinée se lit dans le sens de lecture original, c’est-à-dire de droite à gauche et de haut en bas.]

    Bas de page 16 à droite (case non délimitée, d’arrière-plan) : dessin du plan de masse de la centrale de Fukushima Daiichi, comportant les 6 réacteurs et les différents espaces de vie et de travail. Cartouche narratif : « Cet endroit était appelé la ‘forêt aux oiseaux’. Mais les arbres ont été rasés et remplacés par des cuves contenant de l’eau contaminée. Bien qu’il n’y ait plus aucun arbre, nombreux sont ceux qui continuent à appeler cet endroit la ‘forêt aux oiseaux’. »  

    Planche page 70 :
    Case 1 : cartouche narratif : « La maison d’Ôno se trouve à Ôkuma, dans la zone interdite. Evidemment, il ne peut plus y habiter. » ; image : plan moyen du buste de l’ouvrier Ôno, cigarette à la bouche, regard de connivence et sourire de cupidité, sa main droite fait le geste de l’argent que l’on palpe : « Mais bon, le fait qu’elle est dans la zone interdite, ça me permet de toucher plus. »
    Case 2 : Gros plan d’une toiture de maison. Une légende (associée à une main signalétique) surmonte la case : « Les toits en tuiles détruits par le tremblement de terre sont recouverts de bâches en plastique. ». Bulle 1 (voix du personnage-narrateur) « Elle venait tout juste d’être construite, n’est-ce pas ? » - Bulle 2 (voix d’Ôno) « Ouais, c’est comme ça. Que veux-tu ? »
    Case 3 : occupe toute la zone centrale de la page ; plan large en plongée du village noyé sous les eaux, les maisons ne laissent apparaître que les toits, les voitures sont emportées par le courant. Bulle 1 (voix d’Ôno) : « Je ne suis pas à plaindre, comparé aux personnes qui ont vu leur maison et leur famille se faire emporter par le tsunami. » Bulle 2 (voix du narrateur) « Oui, mais tout de même… »
    Case 4 : plan rapproché des deux hommes en dialogue. Ôno : « On m’a expulsé de la zone interdite, et maintenant, j’y reviens pour travailler. Quelle ironie, n’est-ce pas ? » ; le narrateur : « Les gens dans ce cas sont nombreux ici. »
    Case 5 : plan moyen des deux hommes. Le narrateur : « N’es-tu pas en colère contre TEPCO ? » Ôno : « Hm… »
    Page 71 case 1 : gros plan d’Ôno, le visage grave, le regard vers le sol : « Bien sûr, c’est rageant d’avoir perdu ma maison… Mais cette centrale à l’origine de l’accident est aussi notre lieu de travail. »

    [Le dialogue entre les deux hommes met en scène, tant d’un point de vue visuel que discursif, le processus d’héroïsation de la victime : l’ouvrier qui a perdu sa maison fait l’objet d’admiration du narrateur, mais Ôno contemple quant à lui le sort plus désastreux des victimes du tsunami. De plus, la victime (Ôno) devient premier défenseur de l’entreprise TEPCO, qui, par l’indemnisation des sinistrés et l’emploi fourni après la catastrophe, semble rendre possible la restauration de sa dignité.]

    Mots-clefs

    catastrophe / contamination / industrie / Japon / nucléaire / propagande / responsabilité humaine

     

    Fiche réalisée par Blandine CHARRIER et Bertrand GUEST                                   

    Catégorie générique

    Manga Seinen